Un extrait de l’entretien avec M. Bertrand Piccard qui a effectué le tour du monde avec un avion solaire

Monsieur Piccard, avant de vous poser ma première question, permettez-moi de vous présenter à nos lecteurs : Vous êtes médecin et pilote Suisse. Vous avez réalisé le tour du monde au bord d’un avion solaire « Solar Impulse » qui a atterri pour la première fois en Afrique à l’aéroport de Rabat Salé le 5 juin 2012.  Auparavant, Vous avez réussi, avec le pilote britannique Brian Jones, le premier tour du monde en ballon en 1999. Actuellement, Vous êtes président de la fondation Solar Impulse dont l’une des missions est de labéliser les produits industriels respectant l’écologie.

Bertrand Piccard pilote Suisse et médecin

Question 1 : Pour lutter contre ces effets et pour motiver les décideurs, vous plaidez pour une écologie pragmatique contrairement à celle dite idéaliste. Comment rendre la réalisation de cette écologie pragmatique contraignante, dans le cadre d’une économie compétitive. Ne faut-il pas passer, dans une première étape, par l’instauration d’une taxe carbone ou de pollution pour justement trouver un équilibre entre les projets rentables ?

Réponse : Ce qu’on constate, c’est qu’il faut parler le langage des gens qu’on veut convaincre, c’est-à-dire le langage financier et industriel. C’est à cet effet que la fondation « Solar impulse » a lancé la 2ème partie de son programme, après avoir réussi le tour du monde avec l’avion solaire dans le cadre de la première partie. Dans le cadre de cette 2ème partie, on a sélectionné 1000 solutions technologiques qui sont capables de protéger l’environnement et ce, de manière financièrement rentable. On vise maintenant d’offrir ces solutions aux gouvernants et aux grandes entreprises pour permettre à tout le monde d’avoir une politique énergétique et d’une politique de l’environnement plus ambitieuse. A date d’aujourd’hui, on a déjà atteint 550 solutions technologiques qui ont été déjà labélisées. Ces solutions qui sont écologiques, sont garanties comme crédibles, rentables et créatrices de profit et d’emploi. Ceci dit, il y a maintenant d’autres choses à mettre en place afin de respecter les règles élémentaires de l’économie. Aujourd’hui, on ne respecte pas ces règles élémentaires quand on crée de la pollution et quand on n’intègre pas les externalités dues à cette pollution. Si on pollue, en se débarrassant des déchets, on met la santé des populations et la nature en danger. Donc on fait des dégâts économiques. En plus, l’émission du CO2 génère des changements climatiques et diverses catastrophes naturelles. Donc, face à ces dégâts, il est normal de payer pour ces externalités polluantes. Aussi, la taxe carbone est-elle une manière de corriger une vielle injustice où on n’assumait pas le cout de ce qu’on fait. Le système économique actuel est en train de se détruire de lui-même, car il utilise de vielles technologies polluantes et parce qu’il ne paye pas les conséquences de cette pollution.

Question 2 : Cela étant noté, Monsieur Piccard, l’existence des diverses pollutions ne réside-t-elle pas aussi dans la crise de l’intelligence humaine ? Car, tout semble lié et bien lié. Par exemple, on ne peut point remédier aux problèmes de pollution de l’écosystème sans modifier l’économie et les habitudes de consommation. En effet, la logique économique en vigueur actuellement, dont celle keynésienne par exemple, oblige parfois les valeurs écologiques à céder le pas aux valeurs financières.

Réponse : Vous savez, le vrai capitalisme vise à augmenter le capital et en faire profiter le maximum de gens pour pouvoir consommer et s’enrichir. Aujourd’hui, le capitalisme détruit le capital naturel. Ce n’est pas du vrai capitalisme. C’est une perversion du néolibéralisme. Ce qui fait qu’on détruit le capital humain en mettant les salaires les plus bas possible. Ce qui ne permet même pas à ces salariés de vivre. On détruit aussi le capital environnemental en polluant la nature, les océans, l’air…On détruit aussi les ressources rares de la planète par le gaspillage et par l’excès de consommation. Donc, pour bien vivre sur notre planète, on doit supprimer les perversions du système, c’est à dire les inégalités sociales qui sont absolument inadmissibles et moralement inacceptables. Des inégalités qui risquent de provoquer des troubles de la part de ceux qui n’ont rien à perdre sur cette planète. On doit aller vers un système qui rendra la vie durable. Le fait de chercher à s’enrichir à court terme au détriment de la nature ne doit pas être simplement accepté. Le rôle des gouvernants doit être un rôle de leadership, un rôle où on garantit le bien-être de la planète-terre et des populations. Les comportements polluants, égoïstes et dangereux sont réprimés et interdits.

Question 3 : Le philosophe Suisse Jean-Jacques Rousseau a proposé un contrat social pour une paix sociale entre les composantes de la société. Le Philosophe français Michel Serres a proposé, pour sa part, dans son livre « le contrat naturel » un contrat avec la nature pour une paix avec elle ; car aujourd’hui le local semble agir sur le global avec la mondialisation, exemple la crise nucléaire de Tchernobyl en Russie.

Réponse : Je pense que oui. Beaucoup de gens sont convaincus de ça. Mais il faut leur offrir la possibilité. Il y a une série d’étapes à suivre qui rendrait tout ça difficile. Vous savez, il y a ceux qui, par égoïsme, veulent continuer à s’enrichir en polluant la nature. Et ça devrait être interdit. Il y a ceux qui ont la difficulté de changer de cap. Car souvent c’est lent. Par exemple, l’industrie des voitures ou de la chimie. Mais s’ils changent rapidement, leurs usines fermeraient et ils feraient faillite et des millions d’employés se trouveraient au chômage. Donc, ces gens-là, il faut les aider en leur montrant qu’il y a des solutions technologiques moins polluantes, efficientes et compétitives.  D’autre part, il y a ceux qui se désintéressent de l’écologie et qui continuent à polluer avec leur industrie et avec tous les risques pour la nature et les populations.

Question 4 : Que pensez-vous de la citation de M. Michel SERRES philosophe français, tirée de son livre « Le Contrat Naturel » : « S’il existe une pollution matérielle, qui expose le temps du climat à des risques, il en existe une deuxième, invisible, qui met en danger le temps qui passe et coule, la pollution culturelle. Sans lutter contre la seconde, nous échouerons dans le combat contre la première ». ?

Réponse : Je suis d’accord. Mais si on crée de nouvelles instances pour l’éducation, pour éduquer notamment les jeunes et les enfants, il nous faut beaucoup de temps, une trentaine d’années. Il est vrai qu’il faut le faire. Mais en attendant, il faut plutôt éduquer les adultes, les politiques, les parlementaires, les ministres et les chefs d’Etats. Les médias sont les mieux placés pour jouer ce rôle. Les médias sont les meilleurs relais pour ces idées fondamentales pour l’écologie. Si les médias soutiennent l’économie efficiente, écologique et qualitative, les gouvernants sont dans l’obligation de suivre. En effet, les médias aident à forger les idées politiques des électeurs et des citoyens.  Donc, un gouvernement qui veut gagner les élections doit être orienté dans la bonne direction, celle tracée par les médias. Si les médias nient les effets négatifs des activités humaines sur la nature, ça sera la catastrophe.  C’est pour cela que je donne des interviews et des conférences. Car c’est le meilleur moyen pour les populations, en encourageant les gouvernements à aller dans le bon sens.

Entretien réalisé par Ahmed Khaouja, qui avait rencontré M. Bertrand Piccard pour la première fois le 5 juin 2012 lors de son atterrissage avec son avion solaire à Rabat au Maroc.

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