Les GAFA font main basse sur les satellites et les câbles sous-marins

Par Elsa BemBaron (*)

En dix ans, Google, Meta, SpaceX ont mis la main sur ces infrastructures vitales pour les télécommunications. Une décennie aura suffi pour bouleverser la hiérarchie mondiale dans les infrastructures télécoms internationales. Ces connexions, ô combien cruciales, assurent les communications entre l’Europe, les Amériques, l’Asie… Ce sont elles qui permettent, par exemple, à un utilisateur français de valider son mot de passe pour se connecter à un réseau social dont les serveurs sont aux États-Unis, de regarder une série en streaming ou d’écouter de la musique. Historiquement détenues par les opérateurs télécoms, ces infrastructures sont désormais aux mains de groupes américains, essentiellement Google, Meta (Facebook) et, dans une moindre mesure, Microsoft. Ces connexions représentent environ 95 % du trafic internet international, le solde étant assuré par des liaisons satellites. « L’élément déclencheur a été la volonté des opérateurs télécoms de facturer aux GAFA ( Google, Apple, Facebook, Amazone)  l’utilisation de leurs réseaux, au début des années 2010 », résume Alexandre Pébereau, PDG de Tofane, spécialiste de communications internationales. La riposte n’a pas tardé. Plutôt que de voir leurs coûts variables s’envoler et devoir dépendre des services de sociétés tierces, les multinationales américaines sont passées à l’offensive. En 2015, leur part de marché dans les câbles sous-marins était nulle. En 2019, elle est passée à 50 % et, cette année, elle sera de 80 %. En 2024, elle devrait grimper à 95 %. Exit donc, les opérateurs télécoms. Deutsche Telekom, Telecom Italia… sont réduits au rang de simples partenaires minoritaires dans de grands projets portés essentiellement par Meta et Google. Google investit ainsi dans vingt câbles sous-marins, dont certains en propre, comme Curie, reliant les États-Unis au Chili, Dunat, qui traverse l’Atlantique jusqu’à nos côtes, ou Equiano, qui part du Portugal pour relier l’Afrique du Sud. D’autres sont des projets « partagés », comme Echo. Google et Meta sont associés pour cette fibre longue de 17 000 km, qui s’étend de la Californie à la Malaisie en passant par Java (Indonésie). Les 6 900 km d’Amitié relient la côte Est des États-Unis à la France et au Royaume-Uni. Il a coûté 250 millions de dollars, dont près de 200 millions à la charge de Meta et Microsoft, et à peine 40 millions à la charge d’Orange et Vodafone. Avec ces coopérations, les opérateurs gardent un pied dans la fibre optique sous-marine, pour assurer leurs propres besoins. Mais plus ceux des GAFA. Pourquoi cette bascule dans la stratégie des opérateurs télécoms, marginalisés dans ces grands travaux ? Pour des raisons financières. Les poches des GAFA sont bien plus profondes que les leurs, et ce d’autant que les opérateurs télécoms concentrent leurs investissements sur les réseaux domestiques pour assurer la connexion de leurs abonnés dans les pays. «Les GAFA consacrent leurs investissements dans les infrastructures qui leur sont stratégiques. Les volumes d’informations qui transitent entre les États-Unis et l’Europe sont à la fois colossaux et indispensables à leurs activités de ce côté de l’Atlantique. Ils visent l’indépendance», résume Jérôme Barré, PDG Orange Wholesale et réseaux internationaux.

De la mer à la terre La prédominance des GAFA dans les câbles sous-marins est due à un double phénomène : leurs investissements et l’arrêt d’exploitation des câbles les plus anciens, détenus essentiellement par les opérateurs télécoms. Moins performants que les installations les plus récentes, les tuyaux historiques sont peu à peu abandonnés pour des raisons économiques. Leur coût d’exploitation ne leur permet pas de rester compétitifs face aux nouveaux venus, disposant de capacités supérieures. Avec ces « mégaroutes » de l’information, les GAFA cherchent à garantir la connexion pour leurs clients actuels et à en conquérir de nouveaux. Le câble sous-marin 2Africa en est la parfaite illustration. Porté par Meta, il parcourt l’Atlantique, depuis les côtes anglaises, en passant par le Portugal, pour ensuite longer l’Afrique, avec plusieurs points d’atterrissement, selon le terme consacré. Il dessert notamment le Sénégal et le Gabon, avant de passer le cap Horn, pour ensuite remonter vers le nord, desservir plusieurs pays de la côte est, franchir le canal de Suez, relier l’Égypte, Israël et, enfin, l’Italie, la France et l’Espagne.

Une seconde branche part, elle, en direction de l’Inde et de la péninsule arabe. Ce projet pharaonique, long de 45 000 km et opérationnel en 2023, permet à Meta de sécuriser les accès vers de grands pays utilisateurs de ses services et de mettre un pied en Afrique. «Meta veut lancer des infrastructures terrestres en Afrique, pour élargir sa base de clientèle sur ce continent. La frontière entre les opérateurs télécoms et les GAFA est de plus en plus fluctuante », constate Jérôme Barré. Même si pour l’heure, c’est encore aux opérateurs télécoms que revient la charge de déployer les câbles continentaux. Leur puissance dans les data centers est connue, avec Amazon et Google en tête de pont. Mais cela va au-delà, avec le déploiement « d’emplacements en périphérie », ou caches, qui servent à stocker au plus près des consommateurs les informations les plus recherchées. Netflix s’en est fait une spécialité, parsemant les réseaux des fournisseurs d’accès internet de serveurs, afin « de décharger les circuits de transport ou d’interconnexion d’une quantité considérable de trafic de contenu Netflix ». Google dispose de 146 emplacements de périphérie, dont neuf en France – qui est un grand pays pour l’atterrissement des câbles sous-marins, sept à Londres, deux en Pologne… Pour éviter d’être sortis du jeu, les opérateurs télécoms musclent leur portefeuille, proposant eux aussi des solutions d’hébergement locales de données. Orange vise ainsi à « offrir la gestion et l’optimisation de distribution de contenus » aux GAFA.

À condition que ces derniers acceptent enfin de payer pour les services qui leur sont proposés ! La conquête des étoiles Non contents de conquérir les fonds marins, les groupes américains se sont lancés à la conquête des étoiles. Les projets spatiaux d’Elon Musk, le patron de SpaceX, ne se limitent pas à envoyer des touristes et des Tesla dans l’espace. Starlink est un très ambitieux projet de constellation satellitaire. Il vise à placer en orbite basse (à 550 km) le nombre astronomique de 42 000 de « petits » satellites (de 250 kilos environ), couvrant la surface de la Terre. Très loin des stations géostationnaires, à 36 000 km de la terre, et qui ne couvrent qu’une zone à la manière d’une lampe torche braquée sur une orange. Amazon cherche lui aussi à s’imposer dans les cieux, avec en ligne de mire le déploiement de Kuiper, une constellation de 3 236 satellites (nos éditions du 6 avril).

Ces constellations sont avant tout destinées à couvrir les zones délaissées par les opérateurs télécoms, les grands espaces américains, australiens, ou les zones blanches en Europe. « Les opérateurs télécoms ne sont même plus dans la compétition des satellites. Le domaine est en pleine transformation technologique », résume un expert du secteur. À terme, la donne pourrait être complètement bouleversée. « Les satellites peuvent être très efficaces pour couvrir les zones blanches. Dans quelques années, les terminaux pourraient être suffisamment petits pour être portatifs », résume Gilles Brégant, directeur général de l’Agence nationale des fréquences (ANFR). Il n’est donc pas exclu que les technologies évoluent suffisamment pour que le satellite devienne une alternative économiquement concurrentielle aux réseaux mobiles terrestres. Une éventualité qui justifie les ambitions européennes en la matière. Thierry Breton, le commissaire aux Affaires intérieures, pousse une constellation pour une souveraineté européenne.

Source : Figaro du 25 avril 2022.

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